CHAPITRE XI

Le retour d’Ethi de Xanta en son duché fut un triomphe comme on en avait rarement vu, dépassant en faste tous ceux qu’avait connus le duc Perth au cours de sa vie de guerrier. Toutes les villes que traversa l’armée du jeune noble étaient pavoisées, les façades ornées de tapisseries, les rues jonchées de brassées de fleurs et de bonbons. Les édiles attendaient le vainqueur et lui présentaient les clefs des cités, des banquets étaient organisés où les mets les plus fins et les vins les plus parfumés étaient servis à profusion. Que lesdites cités se soient ruinées pour offrir un tel apparat et que les impôts locaux aient subitement doublé n’étaient que détails. Ce qui importait, c’était le superbe cortège du duc Ethi et la longue cohorte des prisonniers qui le suivaient.

Deux d’entre eux étaient l’objet de l’attention particulière des spectateurs. C’étaient, bien entendu, le duc Aliès Mussidor et son fils Tahl. Alors que les autres seigneurs infortunés cheminaient à dos de mulet, entravés mais somme toute bien traités, eux étaient enfermés dans des cages de fer minuscules, où ils avaient à peine la place de s’accroupir. Ils étaient nus, enchaînés, et leurs gardes ne s’interposaient pas quand quelque manant s’approchait pour les couvrir d’injures, de fruits pourris ou de fiente.

Ethi de Xanta prit son temps pour regagner son duché. Alors qu’il aurait pu y être en quelques jours, il mit cinq semaines à le rallier. Il faut dire qu’il musardait, traversant des seigneuries parentes, alliées ou même étrangères, s’y invitant sans vergogne mais couvrant ses hôtes de présents et d’or, répétant à l’envie que les temps avaient changé, vantant la gloire de la maison de Xanta en général et la sienne en particulier. Et si certains pensaient encore que le véritable vainqueur de la bataille d’Amerande était Kohr Varik, nul n’alla le lui jeter à la face. Au reste, où se trouvait le comte de Varik ? Pourquoi ne participait-il pas au triomphe ? S’il était absent, c’était peut-être parce que ses mérites n’étaient pas si grands que cela !

De toute manière, les temps avaient effectivement changé. Le trône était vacant, puisque la reine était morte  – bien qu’on n’eût pas découvert son corps  – et que ses enfants avaient été assassinés par les arasiens. Voilà qui était infiniment plus intéressant que les états d’âme du comte au Lévrier Courant...

Ethi de Xanta atteignit enfin son duché, plus pavoisé à lui seul que toutes les autres provinces traversées. L’accueil y fut délirant. On eût dit que ce n’était pas un duc qui regagnait son palais, mais bel et bien un roi. Chacun avait revêtu son plus bel habit, et le jeune seigneur, dans une grande prodigalité, distribua des pièces d’or aux pauvres, du pain blanc, des amandes et du miel. D’aucuns se posèrent des questions. Où Ethi de Xanta trouvait-il les moyens de ses largesses ?

Iladia ne fut pas la moins empressée à recevoir son vainqueur de mari. Elle l’accueillit sur le parvis de la basilique élevée en l’honneur des divinités de la guerre et de la victoire, revêtue d’une armure étincelante, coiffée d’un cimier de plumes précieuses, l’épée au côté, maquillée comme pour le spectacle  – mais après tout, la cérémonie dédiée aux dieux n’était-elle pas un spectacle ? Elle se prosterna devant Ethi, avec quelque difficulté, car elle avait repris du poids durant l’absence de son époux, et son armure la gênait aux entournures. Puis elle lui baisa les mains et lui lava les pieds, en fit autant pour ses principaux lieutenants, et s’attarda longuement à contempler Aliès Mussidor et Tahl, encagés, avec des yeux meurtriers. Après quoi tout ce beau monde pénétra dans la basilique pour offrir des sacrifices et procéder à l’office sacré.

 

Ce ne fut qu’au soir de ce glorieux jour qu’Ethi et Iladia se retrouvèrent seuls. Ethi abandonna alors son masque de triomphe et laissa libre cours à sa fureur.

— J’aurais dû tuer Kohr sur place ! rugit-il en se dépouillant de ses vêtements d’apparat.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? rétorqua Iladia, glaciale.

— Je ne le pouvais pas, en face de tous. Il était... le véritable vainqueur de la bataille. Et... son armée était intacte.

Iladia ne dit mot. Ethi détourna les yeux. Son épouse comprenait-elle qu’il avait tout simplement eu peur d’affronter son cousin ? Sans nul doute... Elle était intelligente.

Pourtant, contre toute attente, elle murmura enfin :

— Tu as bien fait. C’aurait été une faute...

Rasséréné, Ethi se rapprocha de sa femme.

— Le temps n’est pas venu où je me débarrasserai de lui, mais il est proche !

Elle hocha pensivement la tête.

— Que vas-tu faire ?

— Dans un premier temps, je dois instruire le procès des Mussidor... Ensuite...

Il se mit à rire.

— Les Xanta sont les plus proches parents de l’ancienne lignée royale. Je convoquerai le Parlement et l’Assemblée des seigneurs. Je réclamerai le trône ! Qui pourrait me le contester ?

Iladia se déshabillait à gestes lents.

— Kohr Varik...

Ethi se retourna comme si une guêpe l’avait piqué.

— Pourquoi le ferait-il ? Il n’est pas apparenté à la dynastie régnante !

— Mais sa femme est de sang royal...

Le jeune duc resta muet un instant. Il serrait les poings.

— Elle est de sang royal, mais c’est une Chehrle ! Une étrangère ! Elle n’a aucun droit...

— Les Chehrls sont rentrés dans le giron de Vonia il y a plus de deux siècles. Elle a tout à fait le droit de demander le trône pour elle-même... Et Kohr Varik serait prince consort.

— Cela ne sera pas ! hurla Ethi. Si Varik réclame le trône, alors je le taillerai en pièces ! J’anéantirai jusqu’au souvenir du Lévrier Courant ! Je suis puissant ! Je suis le duc de Xanta et tous les seigneurs sont mes vassaux ! Kohr n’a pas osé parler contre moi ! Il s’est enfui aussitôt qu’il a compris que j’étais le plus fort !

— Ce n’est pas ce que l’on m’a raconté, le coupa Iladia. Il a réclamé l’indulgence pour les Mussidor.

— Sottise ! Il s’est laissé entraîner par sa stupide sensiblerie ! Mais aussitôt... aussitôt... que les seigneurs ont... ont parlé pour moi... aussitôt...

— Tu te répètes, Ethi... Calme-toi...

Frémissant, Ethi se laissa tomber sur leur couche. Iladia s’approcha de lui, s’agenouilla, passa une main sur son front brûlant, trempé de sueur.

— Calme-toi, répéta-t-elle. Tu es le seigneur de Xanta... le plus noble et le plus puissant des barons du royaume. Vonia t’appartiendra... Et moi aussi, je t’appartiens... Je suis ta femme aimante...

Progressivement, Ethi se détendait. Jamais sa compagne ne l’avait vu dans cet état, mais ses caresses n’en eurent pas moins un brusque effet. Elle sourit.

— Tu agiras ainsi que tu le dois, reprit-elle. Seulement nous devrons nous méfier de tout le monde... et spécialement de Kohr et de Lynn... Tu régneras, mon époux. Tu régneras...

Ethi s’était allongé, les yeux clos, la respiration courte. Iladia rampa sur lui, lourdement, les chairs allumées, un sentiment de fatalité avide dans le coeur et dans le sexe.

*

**

Pendant presque un mois, nul n’eut de nouvelles du comte de Varik. Vonia tout entier s’interrogea. Où étaient passés le seigneur au Lévrier Courant et son épouse, après avoir disparu tous deux au soir de la bataille d’Amerande ? On fit mille suppositions. On les crut partis en amoureux, reclus en quelque havre pour y goûter des joies et des plaisirs humains, passée la tension de la guerre. On dit aussi qu’ils étaient morts, tués dans une embuscade tendue par quelques survivants de l’armée royale, et cette hypothèse plongea tout le comté de Varik dans l’affliction. On chuchota aussi qu’ils avaient pu être assassinés par traîtrise sur l’ordre d’Ethi de Xanta.

Ce furent les plus fidèles vassaux de la maison de Varik qui portèrent ces accusations, sans toutefois oser parler trop fort. Si cela devait s’avérer vrai, ils n’avaient plus de suzerain pour les protéger désormais, et se trouvaient en grand danger de subir l’ire d’Ethi de Xanta.

Tous ces bruits coururent à l’intérieur du royaume et même à l’extérieur, en pays barbare, semant un grand trouble. Aussi chacun fut-il très surpris lorsqu’on apprit enfin que Kohr Varik et dame Lynn se trouvaient... tout simplement chez eux, où ils étaient rentrés sans cérémonie, après la bataille.

On en fut soulagé  – ou furieux, selon le camp auquel on appartenait  –, mais surtout étonné. A quoi avait bien pu rimer ce retour clandestin, à travers un pays pacifié, de son seigneur vainqueur ? On en revint, parce qu’au fond l’on ne demandait qu’à se laisser attendrir par la touchante explication des amours entre le mari et la femme, et l’on s’en tint là. Le royaume entier en fut saisir d’émotion, les bardes composèrent des odes sur ce sentiment charmant entre conjoints, et l’on compta les jours avant que dame Lynn ne soit grosse.

Nul ne pouvait soupçonner la vérité...

*

**

Le procès d’Aliès et de Tahl Mussidor s’ouvrit à peu près au moment où Kohr et Lynn réapparaissaient. On se passionna pour les débats, les plaidoiries et tous les secrets d’alcôve ou de politique qui furent révélés à cette occasion. Néanmoins, on ne douta pas du verdict. Au reste, Ethi de Xanta l’avait affirmé clairement ; la vie de ses deux prisonniers lui appartenait.

Mais somme toute, on fut déçu. Le procès ne révéla rien que l’on ne sût déjà, et dura peu de temps. Convaincus de haute trahison, de corruption, de détournement de biens publics et privés, de meurtres et tentatives de meurtres, d’abus de pouvoir, de sorcellerie et complicité de sorcellerie et autres crimes mineurs, les deux accusés se virent accablés par tous les témoignages. Chacun les chargea autant qu’il le put, y compris ceux qui avaient le plus bénéficié des largesses de l’ancien conseiller royal à l’époque de sa splendeur. Les juges laïcs et religieux, les parlementaires, les seigneurs ne pouvaient prononcer un autre verdict que celui qui avait été demandé par l’accusateur, le duc Ethi de Xanta, au nom de feu son père, en son nom propre et en celui « de toutes les innocentes victimes tombées sous les coups du monstre et de son infâme rejeton ».

Aliès et Tahl Mussidor furent donc condamnés à mort. Ils seraient exposés en place publique, sans manger ni boire, cinq jours et cinq nuits, puis auraient les pieds et les mains tranchés, les paupières et la langue arrachées, le sexe fendu. Ils seraient ensuite roués et démembrés, éviscérés et dépecés. Enfin, leurs restes seraient brûlés et leurs cendres dispersées au vent.

A l’énoncé du verdict, Tahl Mussidor s’effondra et, hurlant, implora de ses juges que l’on se contente de lui trancher la tête, lui épargnant la torture. Son père, lui, resta hautain et méprisant. Il jeta à la face du tribunal, alors qu’on ordonnait qu’il fût emmené :

— Je ne crains rien, misérables mortels ! Une puissance infinie me protège et m’arrachera à vos griffes ! Je suis immortel ! Immortel !

La suite des événements lui prouva le contraire...

*

**

Zorah s’avança vers la fontaine. Elle regarda les enfants assemblés, Musilla au second plan. La fée ne portait pas son manteau noir, ses bijoux rituels, ses tatouages, ses amulettes. Elle était vêtue d’une chemise blanche, de sandales, de sortes de braies bleues collantes aux hanches, et elle avait attaché sur la nuque ses sombres cheveux frisés. Elle était belle, insolite, et les enfants la considéraient avec étonnement.

— Vous avez bien travaillé, commença-t-elle sans ambages. Arasoth l’ignore encore, mais vous avez semé toutes les graines qui, en éclosant, vont jeter bas sa toute-puissance... En d’autres termes, on est en train de le baiser, sans qu’il n’en sache rien ! Notre magie va faire échec à la sienne. Et pour les gros-bras, le commencement de la fin, c’est quand les gens s’aperçoivent qu’ils ne sont pas si forts que ça ! Seulement il ne faudrait pas croire que c’est gagné ! Cette salope va encore nous en faire voir ! Et s’il n’y avait que lui ! On n’est pas sortis de l’auberge, les enfants !

Lesdits enfants échangèrent un regard. Le langage de Zorah était aussi étrange que sa tenue, et jusqu’au ton de sa voix. La fée s’approcha plus près, leur fit signe de l’entourer. Ils obéirent.

— Mais cette fois, je ne vous laisserai pas seuls ! Moi aussi, je vais aller au charbon ! Et il n’y a pas qu’Arasoth qui va en prendre plein la gueule ! Non... pas que lui ! On va dépoussiérer ce vieux monde, ce vieux décor et les acteurs qui jouent cette vieille pièce ! On va faire un autre cinéma !

Mala se racla la gorge.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Zorah ? demanda la fillette. Tu es bizarre !

Zorah lui sourit, lui passa la main sur la tête.

— T’as pas fini de me trouver bizarre, ma biche, dit-elle entre ses dents.

Et elle se baissa pour remonter les revers de ses jeans.

*

**

Elka s’éveilla en sursaut, regarda tout autour d’elle avec égarement. Il lui fallut un moment pour reconnaître la chambre très secrète où elle se trouvait, tout au sommet du donjon du château de Varik. Une chambre au confort sommaire, où elle ne voyait personne hormis Kohr et Lynn, où ne lui parvenaient du dehors que des échos lointains. Une chambre où elle aurait pu se croire prisonnière, si le verrou n’en avait pas été constamment ouvert. Une chambre où elle était en sécurité... Le seul lieu où elle le fût...

Elle passa une main tremblante sur son visage. Elle respirait avec peine, oppressée. Un sanglot noua sa gorge. Elle chercha les échos de son rêve. La pièce était obscure, mais la vision persistait. Alithan... Elle l’avait vu ! Elle continuait à le voir, gravé dans son esprit. Alithan...

Elle repoussa ses draps et se leva, essuyant machinalement la sueur qui l’inondait. Puis elle saisit sa chemise, l’enfila. Ouvrant la porte de sa chambre, elle écarta discrètement la tenture. Le bruit ténu du souffle d’un dormeur lui vint à l’oreille. Elle s’avança, et sa gorge se noua.

Kohr et Lynn dormaient, dans leur grand lit. Ils étaient nus. Ils étaient beaux. Ils s’étaient aimés. Elka sentit son âme se déchirer de souffrance et d’amour. Etait-il possible que Kohr lui eût à jamais échappé ? Se pouvait-il qu’il ne la prenne plus jamais dans ses bras, qu’il ne la possède plus, qu’il ne lui donne plus ce bonheur qui, seul, avait tendu d’espoir sa vie si creuse ?

Elle avait envie de lui. De sa bouche, de ses mains, de ses caresses, de sa voix. De ses paroles d’apaisement. De sa passion. Mais tout cela lui était interdit...

Elle regarda Lynn et se mordit les lèvres. Elle la jalousait pour l’amour que lui portait Kohr et l’aimait pour sa loyauté, sa grandeur d’âme, tout ce qu’elle avait fait pour elle. Elle était déchirée. Cependant, au nom de ce qui était le plus sacré, au nom de ce qui était bien plus important que l’honneur, Elka de Tehlan ne blesserait plus celle qui lui avait montré ce qu’était la vraie noblesse.

La reine s’avança, posa la main sur l’épaule de Kohr. Le jeune homme s’éveilla et fronça les sourcils.

— Elka..., murmura-t-il. Mais que...

— Chut... Ne parle pas...

Elka secouait la tête. Lynn s’éveilla à son tour et tressaillit en voyant la visiteuse. Machinalement, elle se couvrit le ventre.

— Ecoutez-moi, reprit Elka. Je viens de faire un songe... Mais ce n’était pas un songe. C’était une révélation... Je sais où se trouve Alithan.

— Quoi ? s’écria Lynn. Comment peux-tu savoir cela ?

— C’est la Dame d’Alkoviak qui te l’a dit, murmura Kohr, très calme.

Elka le regarda avec des yeux agrandis d’étonnement.

— Comment... comment le sais-tu ? balbutia-t-elle.

Kohr se contenta de sourire.

— Je le sais... Où est-il ?

— A Tehlan, chez mon père, le roi Gaur. Je l’ai vu, vous dis-je... Il est en bonne santé. Kohr, Lynn..., quoi qu’il ait pu exister entre nous, quels que soient nos anciens griefs, nos rancunes, nos... sentiments..., je vous demande... Aidez-moi à regagner Tehlan... Mon fils m’attend... L’héritier légitime du trône de Vonia...

Elle saisit les mains de Kohr, les serra très fort.

— Ton fils, Kohr Varik... Ton fils !

Le silence qui suivit les paroles d’Elka de Tehlan dura l’éternité. Kohr et Lynn, également figés, regardaient le visage si beau, si délicat, mais en cet instant bouleversé, méconnaissable de la reine. Elka pleurait, et ses larmes faisaient autant de perles dans ses yeux. Mais elle ne se dérobait pas.

Lynn parla la première, et sa voix étaient étrangement sereine.

— Je sais maintenant pourquoi le sort s’est acharné sur moi, dit-elle.

Kohr tourna vers sa femme un regard empli d’incompréhension. Lynn souriait, d’un sourire très doux, très lointain.

— Je ne ressens aucune haine, poursuivit-elle. Même pas d’amertume... Seulement du vide.

— Lynn...

Elka avait impulsivement saisi la main de la jeune femme.

— Je... je regrette..., murmura-t-elle.

— Il ne faut pas... Je savais depuis toujours que le destin de Kohr était lié à celui de Vonia... Les dieux me l’avaient révélé alors que je n’étais encore qu’une petite fille, mais déjà amoureuse de lui. Seulement ils ne m’avaient pas dit que son destin était lié au tien, Elka, et que sa sève perpétuerait la couronne de fer... en s’unissant à la tienne. Moi... je ne compte pas.

— Lynn..., murmura Kohr. Je... je ne veux pas que tu parles ainsi. Les dieux sont... cruels et injustes.

— Mais ce sont les dieux, Kohr. Et nous ne pouvons aller contre leur volonté. Si j’avais su...

Kohr et Elka la contemplaient, chacun lui tenant une main. Elle souriait toujours.

— Si j’avais su, j’aurais agi exactement de la même façon... On ne peut pas être heureuse différemment que je le suis.

Il y eut un nouveau silence. Elka se pencha vers Lynn et l’embrassa.

— Kohr a raison, dit-elle. Les dieux sont injustes et cruels. S’il est une personne à Vonia qui possède l’âme d’une reine, c’est toi, Lynn de Komor. Combien j’accepte que tu aies demandé la cérémonie du Parement ! Tu la mérites mille fois. Si je reconquiers mon royaume, je vous jure à tous deux que je n’oublierai pas ce que j’ai appris cette nuit.

Lynn hocha la tête. Elka se redressa.

— M’aiderez-vous à gagner Tehlan ? demanda-t-elle.

Et dans sa voix, transparaissait à nouveau l’autorité de la femme de caractère qu’elle était. Kohr hocha la tête.

— Bien sûr...

Elka sourit.

— Tu m’as toujours aidée. Je m’en rends compte, à présent. Que j’ai donc été stupide et aveugle ! Jamais je ne réparerai assez le mal que je t’ai fait... et à toi aussi, Lynn.

Elle voulut se détourner. Lynn lui prit la main.

— Elka..., murmura la jeune femme, je t’en prie...

Elka s’immobilisa. Lynn la regardait bien en face.

— Oui ? Qu’y a-t-il ?

— Je... je voudrais que tu partages notre couche, cette nuit. Je désire que nous nous aimions, tous les trois.

Elka et Kohr parurent se statufier. Lynn se mit à genoux devant eux, sur le drap froissé.

— Elka, reprit-elle, toi et moi... sommes semblables, sous nos deux enveloppes charnelles. Je l’ai compris quand je t’ai vue, battue et misérable, au bord du marais... Et toi-même, tu le comprends, je le sais... C’est Kohr qui nous unit. C’est Vonia... C’est Alithan... Notre enfant. Il ne faut pas que se rompe cette union. Ce ne sera pas une profanation mais un accomplissement. Reste... je t’en prie...

Incapable d’articuler une parole, Elka laissa Lynn lui dénouer sa chemise. Elle s’agenouilla après d’elle et toutes deux s’enlacèrent. Alors ils ne furent effectivement plus qu’un et, dans l’ombre, Zorah se mit à sourire. Cela, les Anciens ne l’avaient pas prévu !

*

**

Arasoth perçut le changement. A travers sa léthargie, dans son sarcophage, il devina que les règles du jeu n’étaient plus les mêmes. Mais il ne comprit pas où se trouvait la faille. Il prit peur. Il avait toujours eu peur de l’inconnu. Il connaissait ses limites. Après tout, il n’était qu’un faux dieu, un mort-vivant, un grotesque objet de superstition.

Rageur, il se terra dans son refuge. Il fallait d’abord qu’il comprenne. Qu’il analyse. Alors seulement il pourrait faire face, reprendre la partie. Il pourrait agir sur les hommes, sur tous les hommes !

Il ne quitta pas sa crypte lorsque le duc Aliès Mussidor monta sur l’échafaud.

*

**

Le spectacle fut à la hauteur de toutes les espérances. L’agonie des deux condamnés dura longtemps, car les bourreaux connaissaient leur affaire. Et si Tahl mourut avant que le soleil ne soit à son zénith, son père lui survécut jusqu’au milieu de l’après-midi. Ses cris réjouirent grandement ceux qui assistaient à son supplice.

Enfin, à la nuit, alors que les bûchers étaient éteints, que les cendres d’Aliès Mussidor et de son fils avaient été dispersées et que chacun pensait que tout était fini, Ethi s’avança, face à tous les nobles assemblés. Derrière lui se tenait Iladia, imposante et le port altier, et derrière eux encore des archers, des arbalétriers et des piquiers en grande tenue, l’arme à la main et le heaume étincelant.

— Seigneurs de Vonia, commença Ethi d’une voix grave, justice a été rendue. Les criminels sont morts. Il m’a été octroyé, à titre de dommages, leurs seigneuries, possessions, revenus et biens matériels... Mais de cela je ne veux pas. Je veux que les fortunes détournées par ces chacals soient rendues à leurs légitimes propriétaires, c’est-à-dire vous tous, spoliés depuis des années...

Les auditeurs s’entre-regardèrent et un murmure enchanté courut sur la foule. L’on ne s’attendait vraiment pas à une telle générosité de la part d’Ethi de Xanta.

Un des nobles se dressa alors.

— Merci pour ta grandeur, Ethi de Xanta, duc à la Soie Rouge ! clama-t-il. Merci pour nous avoir sauvés du déshonneur, pour avoir vaincu la tyrannie et anéanti la chienne tehlane !

Ethi inclina la tête avec politesse. L’intervenant se tourna vers ses pairs.

— Le trône de Vonia est vacant, reprit-il. La créature immonde qui l’occupait est morte, ainsi que la mauvaise graine qu’elle avait engendrée ! La dynastie de Tawrun s’est éteinte. Il faut un sang neuf au royaume... Le plus proche parent du feu roi est le duc Ethi de Xanta. Qu’il soit notre nouveau roi ! Elisons-le, messeigneurs, et plus jamais Vonia n’aura à souffrir de déshonneur !

Ethi leva la main, en un geste de surprise parfaitement étudié. Un autre noble bondit.

— Oui, cria-t-il, qu’Ethi de Xanta soit notre roi ! Il nous a menés à la victoire ! Il nous mènera à la gloire ! Que la couronne de fer soit déposée sur sa tête ! Qu’il soit sacré, et tous nos ennemis trembleront !

— Ethi de Xanta notre roi !

— Notre roi... Notre roi !

Ethi contemplait, souriant, tous ces hommes qui se dressaient et le couronnaient. Ces hommes à qui il avait d’ores et déjà promis richesse, honneurs et puissance. Ces hommes pour qui, sur les conseils d’Iladia, il avait renoncé aux biens confisqués au clan Mussidor...

C’étaient ses créatures, qui faisaient de lui l’égal des plus grands. L’égal des dieux !

— Notre roi ! Notre roi !

Le cri roula longtemps et fit, dit-on, trembler les murailles. Quand il mourut, Ethi s’agenouilla devant l’assemblée et déclama, levant les poings vers le ciel :

— J’accepte votre choix, seigneurs...

Puis, ne pouvant contenir plus longtemps sa jubilation, il hurla :

— Que tremblent les ennemis de la couronne ! Ethi Premier de Vonia ne les laissera jamais en paix !

*

**

La chasse courait le long de la frontière des hautes terres de Varik. Les chiens donnaient de la voix, dans le lointain. Les aurochs sauvages s’étaient dérobés en direction de la plaine, et les chasseurs s’étaient lancés à leurs trousses.

Sauf trois...

Immobiles sur leurs montures, ils attendaient. Ils portaient des manteaux dont les capuchons relevés dissimulaient leurs traits et ne semblaient guère se préoccuper des épieux accrochés à leurs selles.

Lynn rabattit son capuchon et secoua la tête pour faire voler ses cheveux. Elle se tourna vers Elka, dont le visage demeurait dans l’ombre.

— Voilà, dit-elle d’une voix que faisait trembler l’émotion. Le moment est arrivé...

Kohr mit pied à terre. Ses deux compagnes l’imitèrent. Il montra le torrent qui serpentait à leurs pieds.

— Au-delà, c’est Tehlan.

Elka hocha la tête. Elle avait les lèvres pincées et son teint était pâle.

— Ne veux-tu pas que nous t’accompagnions ? reprit Kohr. La capitale du roi Gaur est éloignée et les routes ne sont pas sûres.

— Non, je te remercie. J’y arriverai seule. Rien ni personne ne pourra m’arrêter.

— Comme tu voudras...

Alors seulement, Elka rejeta son capuchon en arrière. Elle avait le front ceint d’un simple bandeau et ses vêtements étaient ceux d’une paysanne. Elle leur tendit les mains. Ils esquissèrent le même mouvement pour s’agenouiller.

— Non, les arrêta-t-elle. Pas ça...

Ils restèrent donc debout. Elle s’approcha d’abord de Lynn, l’embrassa sur la bouche, longuement. Puis elle en fit autant pour Kohr. Elle recula ensuite d’un pas.

— Je reviendrai, dit-elle. Je reviendrai avec notre fils...

Ses sanglots l’empêchaient presque de parler. Elle se raidit, essuya ses larmes d’un revers de main.

— Vous deux... mes seuls amis... êtes les créatures que j’aime... Et je ne cesserai jamais de vous aimer... Quand je reviendrai... m’aiderez-vous à reconquérir le trône d’Alithan ?

Lynn lui répondit simplement :

— Tu le sais bien...

Alors Elka se détourna, sauta en selle et lança son cheval vers le torrent.

Kohr et Lynn restèrent immobiles, main dans la main, à regarder sa silhouette s’amenuiser à l’horizon, pour finalement disparaître. Ils restèrent longtemps encore immobiles.

Puis, sans un mot, ils repartirent vers Varik...